Le choc survient d'abord à l'aéroport de Moscou. A la lecture du tableau des destinations et des températures affichées. Saint-Pétersbourg :-9 °C ; Perm :-1 °C ; Sotchi : + 4 °C... Puis clignote le nom d'un lieu étrange, Novy Ourengoï :-40 °C ! Novy Ourengoï ? Le bout du monde. Un endroit perdu au nord de la Sibérie, situé à 80 kilomètres du cercle polaire. Une « place morte », disent les Nenets, les représentants des dernières tribus nomades qui y vivent. Pourquoi ? Parce que le gaz y a chassé les rennes depuis longtemps. Là-bas, au milieu des glaces, se dresse le temple du tout-puissant Gazprom. Le premier producteur mondial de gaz, dont l'Europe dépend pour ses approvisionnements, y exploite l'un de ses plus gros gisements.
Pour s'y rendre, il faut une autorisation spéciale du FSB. Ou se glisser dans un programme de visite organisé par Gazprom. Forcément très encadré. Nul besoin de se renseigner auprès des compagnies aériennes : Gazpromavia, la flotte du géant russe, forte de quarante avions, assure la liaison.
Quatre heures et demie plus tard, un coup d'oeil à travers le hublot et voilà le début d'un immense désert blanc, cotonneux et plat à l'infini. Une fois au sol, deux douaniers installés dans de minuscules guérites exigent les passeports. Une façon de signifier que Novy Ourengoï n'est pas une ville russe comme les autres. Ses habitants s'en persuadent. Et ont une expression pour désigner le reste du pays : « la terre » .
Puis, c'est le coup de poing. Ici, le froid mord la peau, brûle les yeux, hache la respiration. « Question d'habitude ! lance goguenard un accompagnateur, au bout de trois mois l'organisme s'y fait. » Peut-être, mais l'hiver est interminable : 284 jours accompagnés de chute de températures à-60 °C. En juin, en période d'examens scolaires, il neige parfois... Jusqu'à l'été, une saison d'un mois, plutôt chaude (25 °C) mais infestée de moustiques gros comme le pouce. Bref, une contrée hostile de 118 000 habitants et qui resterait déserte sans les bons salaires de Gazprom. Le double de ceux pratiqués sur « la terre ».
La visite commence. Il faut faire vite. Il est déjà 9 heures. Or, à 13 heures, la nuit tombe. « Gloire aux gazoviki » , proclament des affiches suintant de glace. La ville émerge. Soviétique à souhait. Mais ripolinée en marron, rose et jaune, histoire de la rendre plus gaie. On y découvre ses barres d'immeubles de huit étages, un bout de pont autoroutier, de larges avenues et une circulation plutôt dense. Une enfilade de grosses berlines formant un écran de neige permanent.
A Novy Ourengoï, il y a aussi des arrêts de bus, peints en bleu. Et des gens qui attendent par-40 °C... Des hommes en anorak et des femmes en fourrure. Tous statufiés. Comme Nadezhda, 49 ans, les joues écarlates, un sac en plastique à la main. Combien de temps peut-elle ainsi tenir les bras ballants ? « Sept minutes » , répond-elle avec une assurance presque scientifique. « Au-delà, il faut que j'arrête un taxi. » Et depuis combien de temps attend-elle le bus ? « Bientôt six minutes » , lâche-t-elle dans un sourire crispé.
Ananas et citrons verts
Il y a, enfin, des magasins parfaitement approvisionnés. A l'image de L'Hélicoptère, un supermarché du centre. On y trouve de tout. Des produits de beauté Yves Rocher, une dizaine de marques de café, des magazines comme Playboy ou Marie Claire . Mais aussi des bananes (un peu vertes), des ananas, des citrons verts et même du piment. « C'est mieux que dans certains magasins de la capitale » , s'extasie une Moscovite de passage.
Direction le musée de Gazprom. Tailleur serré et baguette en main, Elena Koutskova raconte les origines de la ville. Et la folle équipée d'un groupe de géologues partis en 1966 explorer les régions arctiques. Pris au piège sur une rivière gelée, ils décident de sonder le sol. Et c'est la stupéfaction. Leurs appareils détectent une gigantesque bulle de gaz. Les « pionniers » affluent par milliers. Construisent des baraques en bois sur pilotis, des routes, une voie ferrée, aidés des komsomols, les Jeunesses communistes. L'URSS de Brejnev vient de mettre au jour la plus grande réserve de gaz au monde, vaste de 6 000 kilomètres carrés.
Aujourd'hui épuisée ? Pas complètement. Celle-ci assure toujours un tiers de la production de Gazprom. « Nous en avons pour quarante ans » , prédit Elena Koutskova en pointant de sa baguette la maquette des trois couches géologiques du site, étagées jusqu'à 4 000 mètres de profondeur.
Il est déjà midi. La lueur du jour faiblit et la lune monte. Le maire, Ivan Kostrogriz, reçoit. « Bienvenue dans la capitale gazière de l'Europe ! » lance un grand moustachu portant une cravate à pois. « Vous avez de la chance, cette année l'hiver est plutôt doux » , poursuit-il devant l'assistance interloquée. Puis il s'épanche sur la population « jeune » (32 ans en moyenne) et « qui travaille dur » . La preuve ? « Il n'y a que 400 personnes inscrites au chômage . » Un journaliste ose une question sur le niveau de la criminalité. L'intéressé s'offusque. « Pas plus de deux ou trois meurtres l'année dernière... » Avant d'enchaîner sur le nécessaire renforcement de l'interdiction faite aux étrangers de venir ici. « Les champs gaziers s'étendent et on ne peut pas installer des gardes partout. » Fin de la séance. Mais dans les couloirs les conseillers sont plus loquaces. L'un d'eux se désole de l'abandon d'un grand projet d'éclairage de la ville. « On voulait doubler la luminosité des rues pour le bien-être psychique de nos concitoyens, mais la crise financière arrive jusqu'ici. »
De fait, il est 16 heures et il fait nuit noire. C'est le moment où le centre culturel de Gazprom s'anime. Un centre ? Plutôt un palais orné de marbre italien et de lustres en verre. Dans une salle, une centaine de femmes se déhanchent devant un professeur d'aérobic. Dans une autre, des bambins chantent et montrent leurs dessins : des rennes tirant des gazoducs y sont crayonnés ! Puis les rues se vident peu à peu. Sur les balcons des immeubles pendent des sacs en plastique renfermant de la viande ou du poisson. De la plupart des fenêtres sortent de longs câbles électriques reliés aux moteurs des voitures garées en contrebas. Simple précaution destinée à éviter le gel des radiateurs des véhicules. Ce soir, le cinéma restera fermé. Et Le Banquier, le restaurant chic du coin, n'accueillera aucun client. Où sont les gens ? « Ils sont fatigués et regardent la télé » , dit un passant.
Six jours sans école
La journée suivante s'annonce aussi « douce » :-34 °C au thermomètre et un vent de 16 mètres par seconde. Les télévision locales appellent les enfants à rester chez eux. Une nouvelle journée sans école. La sixième consécutive. En deçà de-30 °C, c'est la règle. D'autant que 1 mètre/seconde de vent refroidit la température de 1 degré. « Les particules de glace dans l'air abîment les poumons des enfants » , explique Taïssia Grigariouk, la vice-directrice d'un collège de 980 élèves, arrivée seule avec son équipe d'enseignants. Soudain trois élèves surgissent. « J'ai oublié de me réveiller et de regarder la télévision » , dit Anton, 15 ans, vêtu d'un jean taille basse. « Allez, rejoins ton professeur de physique. Tu auras droit à une leçon particulière ! » l'admoneste Marina, une surveillante. « Ils me font peur avec leurs vêtements à la mode, trop légers. Surtout les filles... Le froid les empêche de tomber enceintes » , soupire-t-elle.
Retour à la visite guidée. Direction la station d'extraction numéro 16, située à 150 kilomètres plus au nord. Le dernier gisement mis en service par Gazprom peut produire l'équivalent du volume exporté vers la France et l'Italie. Une partie du groupe s'installe à bord d'un gros camion Kamaz. A travers la vitre, les maigres bouleaux et les poteaux électriques couchés par le vent disparaissent peu à peu. Et, bientôt, le ciel et la terre ne forment plus qu'une nébuleuse blanche. Sergueï, un technicien de maintenance, lui aussi, a pris place. Il est originaire de Bachkirie, une région du Sud. Il travaille douze heures par jour, un mois sur deux, et touche 50 000 roubles mensuels (1 087 euros), même durant son congé. « Grâce à mon salaire, j'ai pu acheter chez moi un appartement de trois pièces , raconte-t-il, mais je ne viendrai jamais ici avec ma famille. C'est trop dur et les enfants manquent l'école. » Pourtant, au milieu de ce Far West polaire, Sergueï est un privilégié. Billard, salle de sport parquetée, sauna, appartements... Le gisement n° 16 offre à ses employés le grand confort. L'alcool ? Proscrit. Et gare aux contrevenants. « Il y a beaucoup de gens prêts à venir travailler chez nous » , prévient Rustam Ismagilov, le chef du site, le seul ici à porter une toque en peau de glouton, réputée faire glisser les flocons. Près des habitations se dresse l'unité d'extraction. Une cathédrale de tuyaux couverts de stalactites. « Il y a aussi du matériel allemand et français » , précise le responsable. Bref, un coin de modernité habilement sélectionné par Gazprom.
Ailleurs, les récits décrivent une autre réalité. « Evidemment que l'alcool circule ! se récrie Alexandre rencontré par hasard et employé, durant un an, sur le gisement de Iambourg. Par ces températures, impossible de fermer l'oeil sans boire. Il y a même des prostituées enregistrées comme cantinières. » Quant au travail, il offre peu de répit. D'abord, pour les chauffeurs dont les véhicules cassent sous l'effet du froid. Comme Alexeï, la cinquantaine, récupéré au bord de la route après avoir passé deux heures sans chauffage dans son camion. « La courroie de transmission a lâché , raconte-t-il, transi, tout en se frottant le visage. J'en ai marre et, en plus, on m'a diminué mon salaire de 10 000 roubles [217 euros] à cause de la crise ! » « La règle est de rouler à deux véhicules, mais elle n'est pas toujours respectée , explique un autre chauffeur, vous avez intérêt à avoir un téléphone portable bien chargé, sinon c'est la mort. » Autres damnés : les foreurs. Toujours à l'extérieur. Et payés au nombre de trous réalisés. « Ces trois derniers mois, on n'a pas rempli l'objectif. Alors on a reçu 40 000 roubles au lieu de 70 000 » , raconte Sergueï. Plus loin, son collègue Iri, d'origine ouzbèke, vêtu d'un simple bleu de travail et d'un pull en laine, manoeuvre une forêt de câbles au-dessus d'un puits. Il a 42 ans mais en paraît vingt de plus. « Ne croyez pas ceux qui vous disent qu'on stoppe le travail à-60 °C , glisse-t-il. C'est faux. » Déjà tombé malade ? Il rigole. « Comment ne pas tomber malade ici ? J'ai le dos bloqué. »
Et puis, il y a ceux qui, le soir, regagnent leurs wagons verts pour y dormir. Un espace de 10 mètres carrés équipé de huit couchettes. Aux abords de l'aéroport, les roulottes s'alignent derrière des enclos métalliques. Des blocs de glace enserrent leurs cheminées fumantes et les excréments jonchent le sol enneigé. Igor, un Ukrainien tatoué au bras, ouvre son logis. Ses collègues dorment. Des chaussettes sèchent sur un radiateur électrique et des épluchures de saucisson s'entassent au-dessous du ballon d'eau. Igor fulmine. « Ça fait quarante-cinq jours de suite que je travaille ! Et je suis obligé d'acheter ma nourriture. » Puis, il interroge : « Vous savez si des entreprises françaises embauchent ici ? » Pas encore. Gazprom n'est pas près de lâcher son royaume.